Le voyage de Stanley
Le matin de la fête du solstice d’hiver, la femme de Stanley le réveilla tôt car il avait reçu un appel urgent du Bureau :
— Ils pourraient au moins te laisser un jour de congé ! Il n’y a que ton travail qui compte pour toi. Nous avons besoin de vacances.
— Dawnie chérie, expliqua Stanley d’un ton patient, pour que nous puissions prendre des vacances, je dois d’abord faire mon travail. C’est aussi simple que ça. Est-ce qu’ils t’ont dit ce qu’ils me voulaient ?
— Je ne leur ai pas demandé, ronchonna Dawnie. J’imagine qu’il s’agit encore de ces bons à rien de magiciens.
— Allons, ils ne sont pas si mauvais que ça. Même la magicienne extra... Oups !
— C’est donc là que tu es allé ?
— Non !
— Si ! Tu as beau être assermenté, tu ne peux rien me cacher. Laisse-moi te donner un bon conseil, Stanley. ..
— Un seul ?
— Ne te mêle pas des affaires des magiciens. Ces gens-là n’apportent que des ennuis. Crois-moi, je sais de quoi je parle. Cette femme, Marcia... Tu veux que je te dise ce qu’elle a fait ? Elle a enlevé la fille d’un couple de pauvres magiciens et s’est enfuie avec elle. Personne ne sait ce qui lui a pris. Depuis, la famille de la petite - comment s’appellent-ils, déjà ? Ah ! C’est ça, les Heap - n’a pas arrêté de la chercher. Le bon côté de la chose, c’est que nous avons un nouveau magicien extraordinaire. Mais le brave homme est tellement occupé à réparer les dégâts causés par sa devancière qu’on ne risque pas de le voir de sitôt. Et as-tu pensé à tous ces pauvres rats sans abri ?
— Quels rats sans abri ? demanda Stanley d’un air las. (L’envie le démangeait de planter là sa femme et de filer au Bureau pour s’informer de la mission qu’on lui avait confiée.)
— Ceux qui logeaient chez Sally Mullin. Rappelle-toi : la nuit où le nouveau magicien extraordinaire est entré en fonctions, Sally Mullin a oublié un de ses affreux gâteaux à l’orge dans son four et toute la baraque est partie en fumée. Pas moins de trente familles de rats se sont retrouvées à la rue, et ce en plein hiver. C’est épouvantable.
— En effet. Il faut que j’y aille, mon petit cœur. A plus tard.
Stanley sortit en hâte et prit la direction du Bureau.
Le Bureau des Rats se trouvait au sommet de la tour de guet de la porte Est. Stanley prit le raccourci qui longeait le rempart et passait au-dessus du Trou-dans-le-Mur (lui-même ignorait l’existence de la taverne). Il atteignit la tour en un rien de temps et s’engouffra dans le tuyau d’écoulement qui courait le long de la façade. Arrivé en haut, il ressortit à l’air libre, sauta sur le parapet et frappa à la porte d’une petite cabane signalée par un écriteau :
Bureau des Rats Coursiers
Accès réservé aux employés
Le Guichet Clientèle se trouve au Niveau
Zéro,
près des boîtes à
ordures.
— Entrez ! fit une voix inconnue.
Stanley pénétra dans le Bureau sur la pointe des pattes. Le son de cette voix ne lui disait rien qui vaille.
Son propriétaire ne lui fit pas meilleure impression. Un gros rat noir qu’il voyait pour la première fois trônait derrière le bureau. Tandis que Stanley le dévisageait, il agitait impatiemment sa longue queue rose enroulée sur le dessus de la table.
— Vous êtes l’assermenté que j’ai convoqué ? dit-il d’un ton coupant.
— Exact, répondit Silas avec hésitation.
— Exact, CHEF, le corrigea le rat noir.
— Oh ! fit Stanley, interloqué.
— Oh ! CHEF. Donc, rat 101...
— Rat 101 ?
— CHEF ! J’ai la ferme intention de rétablir le respect au sein de ce service, rat 101. Pour commencer, chaque coursier sera désigné exclusivement par son matricule. Là d’où je viens, matricule rime avec efficacité.
— Et vous venez d’où ?
— CHEF ! Ça ne vous regarde pas. J’ai un travail pour vous, 101.
Le rat noir tira une feuille du panier qu’il avait remonté du guichet clientèle à l’aide d’un treuil. C’était un ordre de mission. Stanley remarqua qu’il était rédigé sur du papier à en-tête du palais et signé de la main même du custode suprême.
Toutefois, pour une raison qui lui échappait, le message n’émanait pas de ce dernier mais de Silas Heap. Et il était destiné à Marcia Overstrand.
— Quelle guigne ! soupira-t-il, accablé.
Il espérait autre chose qu’une nouvelle expédition à travers les marais de Marram, à disputer une mortelle partie de cache-cache avec le python qui y demeurait.
— Quelle guigne, CHEF. Il ne vous est pas permis de refuser cette mission. Une dernière chose, 101 : vous n’avez plus le statut de rat assermenté.
— Quoi ? Vous ne pouvez pas faire une chose pareille !
— CHEF ! Bien sûr que si. A vrai dire, c’est déjà fait.
Un sourire plein de morgue retroussa les moustaches du rat noir.
— Mais j’ai passé tous les tests avec succès ! J’étais même premier de ma promo...
— Ma promotion, CHEF ! Dommage. Vous n’êtes plus assermenté, point final. Rompez !
— Mais... mais...
— FICHEZ-MOI LE CAMP ! grinça le rat noir en donnant des coups de queue rageurs.
Stanley obtempéra.
En redescendant, il s’arrêta au guichet clientèle comme le stipulait le règlement. L’employé examina soigneusement la feuille sur laquelle était rédigé le message et désigna le nom de Marcia de sa patte courte et replète.
— Vous savez où la trouver ? interrogea-t-il.
— Bien sûr, répondit Stanley.
— Voilà une réponse comme je les aime !
— Bizarre, marmonna Stanley.
Ses nouveaux supérieurs ne lui inspiraient aucune sympathie. Qu’étaient donc devenus les gentils vieux rats qui dirigeaient jusqu’alors le Bureau ?
Ce fut un long et périlleux voyage qu’entreprit Stanley en ce jour de solstice.
Il embarqua d’abord sur une barge qui transportait du bois jusqu’au Port. Malheureusement pour Stanley, le capitaine maintenait le chat du bord dans un état de sous-alimentation qui exacerbait son instinct de prédateur. Le rat passait le plus clair de son temps à tenter d’éviter l’animal, un énorme chat roux avec d’immenses canines jaunes et une haleine à assommer un bœuf. Les choses faillirent mal tourner juste avant la passe de Deppen : acculé à la fois par le chat et par un matelot balèze armé d’une planche, Stanley ne dut son salut qu’à un plongeon impromptu.
La rivière était glacée et le courant l’entraînait sans qu’il puisse lutter, malgré ses efforts désespérés pour garder la tête hors de l’eau. Ce n’est qu’au Port qu’il parvint enfin à gagner la berge et à se hisser sur un quai.
Il gisait au pied d’un escalier, aussi inerte qu’un chiffon détrempé et trop épuisé pour aller nulle part, quand des voix lui parvinrent :
— Regarde, maman ! Il y a un rat crevé sur les marches. Je pourrais le rapporter à la maison et le faire bouillir pour récupérer son squelette ?
— Sûrement pas, Pétunia.
— Mais, maman... Je n’ai pas de squelette de rat.
— Et il n’est pas question que tu en aies. Allez, viens.
Stanley se fit la réflexion que si Pétunia l’avait ramené chez elle, il n’aurait pas dit non à un bon bain dans une casserole d’eau bouillante.
Il se releva péniblement et gravit tant bien que mal les marches. Il devait à tout prix se réchauffer et se restaurer avant de poursuivre sa mission. Son flair le guida jusqu’à une boulangerie. Il se faufila dans le fournil et se blottit près du four, tout grelottant, Au bout d’un moment, il fut délogé par un cri strident de la boulangère accompagné d’un énergique coup de balai. Mais entre temps, il avait dévoré presque tout un beignet à la confiture et grignoté au moins trois miches de pain ainsi qu’un flan.
Une fois revigoré, il se mit en quête d’un moyen de transport. Pas facile : si la plupart des gens du Port ne fêtaient pas le solstice d’hiver, beaucoup avaient profité de l’occasion pour festoyer et dormir une grande partie de l’après-midi. Les quais étaient déserts. La bise mordante et les rafales de neige n’incitaient guère à mettre le nez dehors, à moins d’y être obligé, et Stanley finit par se demander s’il trouverait quelqu’un d’assez toqué pour vouloir se rendre dans les marais par un temps pareil.
C’est alors qu’il vit apparaître Jack le toqué et sa carriole.
Jack le toqué habitait une masure en bordure du marais. Il gagnait sa vie en coupant des roseaux qui servaient de couverture aux maisons du Port. Il venait d’effectuer une dernière livraison et s’apprêtait à rentrer chez lui quand il aperçut Stanley qui frissonnait près d’une boîte à ordures. Son visage s’éclaira : il aimait beaucoup les rats et nourrissait l’espoir qu’un jour quelqu’un lui enverrait un message par l’entremise de l’un d’eux. Mais, en réalité, c’était moins le message que le rat qui lui faisait envie.
Il tira sur les guides de son âne et la carriole s’arrêta près des ordures.
— Eh, p’tit gars ! J’te dépose ? J’vais du côté des marais. Y fait bien chaud dans ma carriole.
Stanley crut à une hallucination. Tu prends tes désirs pour la réalité, se dit-il. Ressaisis-toi, que diable !
Jack le toqué se pencha légèrement sur son siège et lui adressa son plus beau sourire édenté :
— Sois pas timide ! Monte. Stanley hésita à peine une demi-seconde avant de sauter dans la carriole.
— Viens donc t’asseoir près de moi, p’tit gars. Tiens, enroule-toi dans cette couverture. Ça empêchera que le froid te gèle les moustaches.
Jack le toqué enveloppa Stanley dans une couverture qui sentait fort l’âne et tira à nouveau sur les guides. L’âne coucha ses longues oreilles et recommença à avancer d’un pas lourd à travers les bourrasques de neige. Il connaissait par cœur le chemin de la baraque qu’il partageait avec son maître. Le temps d’arriver à destination, Stanley était complètement réchauffé et rempli de gratitude.
— Nous v’là rendus, lança Jack d’un ton joyeux.
Stanley resta dans la carriole pendant qu’il ôtait à l’âne son harnais et le conduisait à l’intérieur de la cahute. Il ne pouvait se résoudre à affronter de nouveau le froid, même s’il savait qu’il n’avait pas le choix.
— Si le cœur t’en dit, tu peux entrer et te reposer un moment, lui proposa Jack. Les rats sont toujours les bienvenus chez moi. Un peu de compagnie, ça vous change la vie.
Stanley secoua la tête à regret. Il avait un message à délivrer et s’il n’était plus assermenté, il n’en était pas moins consciencieux.
— J’ parie que t’en es ! (Jack le toqué baissa la voix et regarda autour de lui, comme pour s’assurer que personne ne les espionnait.) J’parie que t’es un rat coursier. J’ connais plein de gens qui y croient pas mais moi, si. Content de t’ rencontrer.
Jack le toqué tendit la main à Stanley qui ne put s’empêcher de tendre la patte en retour. Jack s’accroupit près de lui.
— J’ai pas raison ? T’es un rat coursier...
Stanley fit oui de la tête. Tout à coup, sa patte se retrouva prise comme dans un étau. Jack jeta la couverture de l’âne sur lui, l’enveloppa si étroitement qu’il ne pouvait même pas se débattre et l’emporta dans la maison.
Stanley entendit un grincement métallique et fut précipité à l’intérieur d’une cage. La porte se referma derrière lui. Jack le toqué gloussa, glissa la clé du cadenas dans sa poche et contempla son captif d’un air ravi.
Stanley griffait rageusement les barreaux de la cage. Sa fureur était moins dirigée contre Jack que contre lui-même. Comment avait-il pu se montrer aussi bête ? C’était pourtant le b.a.-ba du métier :
Un rat coursier en mission ne doit JAMAIS se faire repérer. Il ne doit JAMAIS révéler qui il est à des inconnus.
— Tu verras, p’tit gars, reprit Jack. On va bien s’amuser tous les deux. On coupera les roseaux ensemble et quand le cirque passera par la ville, on ira voir les clowns. J’aime bien les clowns. Ce s’ra la belle vie, pour sûr !
Sans cesser de glousser, il alla chercher deux pommes toutes ridées dans un sac qui pendait du plafond. Il en donna une à l’âne, ouvrit son couteau de poche et coupa l’autre avec beaucoup de soin. Puis il tendit la plus grosse des deux parts à Stanley qui refusa d’y toucher.
— Tu finiras par la manger, p’tit gars, dit-il en envoyant des postillons mêlés de jus de pomme dans la direction de Stanley. T’auras rien d’autre tant qu’il aura pas cessé de neiger, et ça arrivera pas de sitôt. Le vent a viré au nord. C’est le début du Grand Gel. Ça tombe tous les ans pile à l’époque du solstice, aussi sûr qu’un œuf est un œuf ou qu’un rat est un rat.
Ayant bien ri de sa plaisanterie, il s’emmitoufla dans la couverture qui avait causé la perte de Stanley et s’endormit presque aussitôt.
Stanley donnait de grands coups dans les barreaux de sa cage, se demandant combien de temps allait s’écouler avant qu’il devienne assez maigre pour se faufiler entre eux.
Il soupira. Cette perspective n’était pas faite pour le réjouir.